Le cinquième plan de "La jetée"

"Je crois que c’est moi…" Visitant l’exposition "Chris Marker, les 7 vies d’un cinéaste" à la Cinémathèque de Paris en 2018, Jean-Henri, un cousin de la cinéaste Dominique Cabrera, a le sentiment, dans un troublant effet de miroir, de se reconnaître enfant dans le cinquième plan du film La jetée. Sur ce cliché en noir et blanc, lui et ses parents, de dos, assistent depuis la passerelle d’Orly au spectacle des avions qui décollent. Après consultation des proches, les oreilles décollées de Jean-Henri, les jambes fines et les cheveux de la tante Angèle ou la carrure de l’oncle Julien ne laissent pas de place au doute. Chef-d’œuvre de science-fiction tourné par Chris Marker avec de modestes moyens et quelques amis, La jetée retrace, en forme de roman-photo, le voyage dans le temps d’un homme sur les traces d’un amour disparu. Cette séquence pourrait-elle constituer un point de croisement entre l’histoire du cinéma expérimental et celle de la famille de Dominique Cabrera, laquelle, rapatriée d’Algérie, a atterri à Orly un jour de 1962, l’année même du tournage de ce film ? Le cinéaste aurait-il capturé "par hasard" ce moment de bascule ? Pour le vérifier, la réalisatrice (Corniche Kennedy, Le lait de la tendresse humaine) se lance dans une enquête minutieuse, explore les archives de Marker, interroge ses collaborateurs et plonge dans les albums et les souvenirs de sa famille de photographes. Mais à force de scruter les images et de remuer le passé enfoui, elle lève le voile sur des mystères d’où surgissent des fantômes.

La vie et son double
"Le hasard a des intentions qu’il ne faut pas prendre pour des coïncidences", a écrit Chris Marker. Boucle spatio-temporelle, La jetée, infusé de Vertigo de Hitchcock, raconte l’histoire d’un héros à la surpuissante mémoire visuelle, marqué enfant par une image : lors d’une promenade avec sa mère sur la passerelle d’Orly, il assiste à la mort d’un homme – dont il ignore qu’il s’agit de lui-même adulte –, sous le regard d’une femme au visage inoubliable. Après la destruction de la Terre par une guerre nucléaire, il est fait prisonnier dans un camp souterrain et, parce qu’il est doté de la faculté de voyager dans le temps, envoyé par des scientifiques dans le passé et l’avenir pour y chercher du secours. Dans ces errances, il aime, perd et retrouve la femme d’Orly – la réalisatrice Hélène Châtelain, muse et ancien amour du cinéaste. Au fil de son enquête, Dominique Cabrera découvre que Davos Bou-Hanich, qui incarne le héros et alter ego de Marker, est étrangement né à Saint-Denis-du-Sig, le village de sa famille en Algérie. Dans une vertigineuse mise en abyme, des liens se tissent entre fiction et réalité, ressuscitant des pages oubliées du passé. Hommage à l’auteur du Joli mai en même temps que portrait – en creux – de l’attachante famille de la réalisatrice, un beau film sur la vérité des images et leurs secrets révélés.