Camp de filtration de Bezimenne
Depuis le début des hostilités, en février 2022, les autorités russes déportent des enfants ukrainiens depuis des zones qu'elles contrôlent en Ukraine vers la Russie. Une des méthodes des Russes pour enlever les enfants ukrainiens a été documentée dans un rapport publié en mars 2023 par la Commission d’enquête de l’ONU. Elle consiste à enlever des mineurs qui “ont été séparés à un point de filtrage à la suite de la détention d'un parent". Cette méthode, c’est celle qu’a subi un père ukrainien de 39 ans, Evgeny Mezhevoy, séparé de ses trois enfants dans un camp de filtration à Bezimenne, après avoir fui Marioupol en avril 2022 à la suite de l’invasion russe.
Pour confirmer l’existence de ces camps, nous avons recoupé ces informations via des images satellites fournies par Google Earth et Planet Labs PBC. Ces images nous permettent de documenter le avant/après de la construction de ce camp érigé par les Russes pour interroger, détenir des civils ukrainiens et parfois les séparer de leurs enfants. Avant le 22 mars 2022, nous distinguons, grâce à cette vue du ciel, un simple bâtiment au toit orange. L’activité autour semble normale. A partir du 22 mars 2022, vingt tentes de couleur bleue et neuf tentes de couleur blanches apparaissent sur le site. Il y a également une longue file de véhicules sur la route longeant le bâtiment. La plupart des véhicules viennent de la direction de Marioupol à l’ouest.
Au moins 21 sites d'interrogation et de détention de ce type existeraient en territoires occupés, selon l'université américaine Yale.
Carte des centres en Russie et en Crimée où sont transférés les enfants ukrainiens
La presse russe communique abondamment sur les enfants ukrainiens emmenés en Russie. Ces transferts forcés y sont dépeints comme des opérations humanitaires pour sauver les enfants des zones de guerre. Grâce à cette médiatisation, nous avons pu cartographier 37 institutions en Russie et en Crimée où ont été transférées les enfants ukrainiens.
Nous avons cherché des articles mentionnant les mots-clés “enfants du Donbass”, “de Donetsk”, “de Louhansk”, “de Kherson” et “de Zaporizhzhia” sur les moteurs de recherche Google et son équivalent russe Yandex. Nous avons ainsi analysé, vérifié et recoupé des centaines d’articles, de reportages télévisés et de publications sur les réseaux sociaux. Nous avons listé les lieux où des enfants ukrainiens ont été déportés, sans leurs parents, pour une durée indéterminée. Nous n’avons par exemple pas inclus les centres d’hébergement pour les familles arrivées d’Ukraine.
Les colonies de vacances ont demandé une attention particulière : de nombreux enfants ukrainiens y ont été envoyés par leurs familles pour échapper à la guerre. Nous avons identifié 54 colonies de vacances en Russie qui ont accueilli des enfants issus des régions occupées d’Ukraine en 2022 et 2023. Cependant, dans plusieurs cas, les enfants n’ont pas été rendus à leurs parents dans les délais prévus. Sur notre carte, nous n’avons indiqué que les colonies de vacances pour lesquelles nous avons trouvé une confirmation en sources ouvertes que des enfants y avaient été retenus au-delà de la période initialement prévue. Nous en avons dénombré sept, mais il est possible que leur nombre soit plus important encore.
Pour chacun des centres répertoriés, nous avons cherché à trouver au moins deux sources différentes confirmant que des enfants ukrainiens y ont bien été déportés. Dans de nombreux cas, nous avons pu réunir trois à cinq sources différentes.
Nous avons souhaité rendre disponible une version interactive de la carte des centres, avec pour chaque centre, les liens vers nos sources. Il est également possible de télécharger les données sous forme de tableau ici :
Sur la piste des enfants ukrainiens déportés au sanatorium de Polyani
Pour comprendre le système de déportation d’enfants ukrainiens en Russie, nous avons passé en revue la chaîne Telegram de la commissaire aux droits de l’enfants en Russie, Maria Lvova-Belova. Sur ses réseaux sociaux, elle publie des dizaines de vidéos de transferts d’enfants qu’elle présente comme des opérations humanitaires alors qu’il s’agit en réalité de déportation d’enfants arrachés de force à leurs parents ou à leurs orphelinats en Ukraine.
Nous nous sommes particulièrement intéressées à une vidéo de la visite de Maria Lvova-Belova au centre de soins de Polyani publiée le 30 mai 2022 où l’on voit des enfants ukrainiens fraîchement déportés en Russie. Nous nous sommes procuré un document confidentiel listant les noms des 31 enfants ukrainiens emmenés dans ce même centre. Ce laissez-passer de la République populaire de Donetsk, une région ukrainienne occupée par la Russie, indique qu’ils devaient être transférés de manière “temporaire”, “dans la période du 27 mai 2022 au 27 juin 2022”.
Nous avons enquêté sur le sort de ces enfants et adolescents pour savoir s’ils étaient bien rentrés en Ukraine après la date du 27 juin 2022. Pour les retrouver, nous avons analysé minutieusement la presse russe, les communiqués officiels du Kremlin et de la région de Moscou. Nous avons eu recours à plusieurs outils de reconnaissance faciale en ligne comme PimEyes ou Search4faces pour essayer de retrouver d’autres photos des enfants sur Internet, notamment dans la presse russe ou sur les réseaux sociaux. Nous avons aussi utilisé le site russe Yandex, le moteur de recherche le plus utilisé en Russie avant Google. Nous avons aussi tenté de trouver les profils des adolescents de la liste sur les réseaux sociaux. Là aussi, il a fallu adapter nos techniques de recherche au contexte local : en effet, Facebook et Instagram sont bloqués depuis le 21 mars 2022, jugés “extrémistes” par un tribunal russe. TikTok a quant à lui suspendu l’accès aux nouvelles vidéos pour les utilisateurs russes peu après le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Ainsi, nous avons cherché avant tout sur les réseaux sociaux populaires en Russie, comme Vkontakte et Telegram.
Nous avons ensuite recoupé les informations trouvées grâce à leur photo avec leurs noms et dates de naissance, auxquelles nous avions accès grâce à la liste des 31 enfants que nous nous sommes procurée, ainsi qu’en menant l’enquête sur les réseaux sociaux en retrouvant des proches de ces enfants : famille, amis, voisins, et en les contactant pour comprendre leur histoire et attester de leur identité.
Nous avons pu confirmer grâce à deux sources différentes qu’au moins 10 enfants sur les 31 n’ont pas été ramenés en Ukraine après la date du 27 juin 2022 et qu’ils ont tous été placés dans des familles d’accueil en Russie. Mais les enfants ayant peu d’empreinte numérique en général, et beaucoup étant injoignables, il est très probable que leur nombre soit plus important encore. Seulement quatre enfants sur les 31 ont pu rentrer en Ukraine à notre connaissance.
Pour aller plus loin :
Camps de filtration :
Rapport du Laboratoire de recherche humanitaire de l’Université de Yale (HRL), “Système de filtration : cartographie des opérations de détention russes dans l'oblast de Donetsk”, 25 août 2022
Rapport d’Amnesty International, "Comme un convoi pénitentiaire : Le transfert illégal et les mauvais traitements infligés par la Russie à des civils en Ukraine lors de la "filtration”, Novembre 2022
Déportations d’enfants d’Ukraine :
Rapport du Laboratoire de recherche humanitaire de l’Université de Yale (HRL), “Programme systématique de la Russie pour la rééducation et l'adoption des enfants d'Ukraine”, 14 février 2023
Rapport des organisations Eastern Human Rights Group, Institute for Strategic and Regional Studies, Konrad Adenauer Stiftung, “Déportation forcée d’enfants en Russie”, 9 décembre 2022
Décret signé par Vladimir Poutine le 30 mai 2022, facilitant l’obtention de la nationalité russe pour les enfants des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, et d’Ukraine