En Birmanie, les forêts abritent une essence de bois précieuse, particulièrement prisée par l’industrie nautique : le teck. Mais en raison de la déforestation dans le pays et surtout des sanctions imposées par l’Union européenne après le coup d’État sanglant du 1er février 2021, toute importation de ce bois est désormais interdite. Pourtant, notre enquête démontre que du teck birman continue d’arriver dans les ports européens.
C’est sur un réseau social professionnel bien connu que cette enquête commence. Des recherches avec les mots "teck birman" en français, en anglais, en espagnol ou en italien, permettent très rapidement d’identifier des publications de commerçants et d’importateurs.
L’une de ces publications attire notre attention. Elle est datée du 20 novembre 2021. Le PDG d’une entreprise birmane spécialisée dans le teck, la GGI Myanmar, publie la photo d’une cargaison de bois et écrit en légende : "Jour de chargement. Du teck birman pour notre client grec". En commentaire, un homme, basé en Grèce selon son profil, répond : "Merci". Le PDG renchérit : "Merci à toi de vendre notre bois en Grèce".
Cette publication est très étonnante car depuis le mois de juin 2021, l’Union européenne a imposé des sanctions contre la Birmanie qui concernent notamment le commerce du teck.
Que disent les sanctions ?
Dans le journal officiel de l’Union européenne du 21 juin 2021, la Commission européenne annonce la mise en place de nouvelles sanctions contre la Birmanie. Elles font suite au coup d’État du 1er février 2021 qui a renversé le gouvernement civil de la dirigeante birmane Aung San Suu Kyi. Plusieurs entités birmanes - des entreprises ou des personnes - font l’objet de "mesures restrictives" : il est interdit de leur mettre "des fonds à disposition", c’est-à-dire, par exemple, d’entretenir des relations commerciales avec elles directement ou indirectement.
Parmi ces entités se trouve la Myanma timber enterprise, ou MTE, une organisation qui détient les droits exclusifs de l’exploitation et du commerce du bois en Birmanie. La MTE étant un monopole d’Etat, toute importation de bois birman - et donc de teck - est de fait interdite dans l’Union européenne.
Une grave déforestation
Nous avons également découvert qu’avant même les sanctions européennes, les importations de teck birman faisaient déjà l’objet d’une attention très particulière en Europe en raison de la déforestation provoquée par l’attrait pour ce bois. En 20 ans, les forêts birmanes ont perdu 20% de leur superficie, soit l’équivalent de la Suisse.
C’est pour cela qu’en décembre 2020, un groupe d'experts rattaché au RBUE - le Règlement sur le bois de l'Union européenne - a alerté sur les coupes illégales de teck. "En raison de la situation dans le pays, du niveau élevé de corruption et des problèmes de traçabilité, [ce groupe d'experts] a conclu en 2020 qu'il était impossible d'importer légalement du teck de Birmanie", explique Thomas Chung, de l’Agence d’investigation environnementale (EIA), une ONG basée à Londres.
Ces deux textes - celui des sanctions de juin 2021 et la décision de décembre 2020 - ont donc valeur d’embargo. L’ONG Forest Trends parle d’un "de facto ban".
Identifier des réseaux d’acteurs et les approcher
Sur le réseau social professionnel où a démarré notre enquête, des commerçants européens se présentent comme des spécialistes du teck birman dans la description de leur profil ou sur les sites Internet qu’ils mettent en avant. Nous remarquons aussi que certains interagissent avec des acteurs chinois, indiens et birmans impliqués dans ce commerce.
Le commerce du teck birman sur le territoire européen étant tout à fait illégal, il y a très peu de chance qu’ils dévoilent à des journalistes leurs méthodes.
Nous décidons donc de pénétrer ce marché en nous faisant nous-même passer pour le responsable des achats d’une entreprise européenne spécialisée dans le bois. Nous inscrivons un faux profil sur le réseau professionnel, en générant la photographie d’un visage via une intelligence artificielle. Pour encore plus de crédibilité, nous avons également créé un faux site Internet en prenant pour modèle ceux de nombreuses scieries et d’entreprises de négoces en bois. Avec l’achat du nom de domaine de notre entreprise Timberwood Co., nous obtenons également une adresse mail finissant par "timberwood-co".
Nous avons donc une carte de visite complète. Mais pour entrer en contact avec les commerçants européens que nous avons repéré, nous devons d’abord nous bâtir une réputation en ligne. Pendant plusieurs semaines, nous avons donc ajouté des professionnels du bois et de l’industrie nautique à notre réseau. Une fois bien "implanté", nous avons envoyé des messages à une liste de profils qui semblaient vendre du teck en Europe.
C’est grâce à cette méthode que nous avons pu échanger avec trois importateurs basés en Espagne, en Italie et en Grèce. Nous avons recoupé leurs témoignages avec d’autres éléments à notre disposition.
- Le cas de l’importateur grec
Lors de notre appel avec la fille de l’importateur grec, nous insistons pour connaître le nom de l’entreprise birmane qui leur fournit le teck. Elle nous a confirmé travailler avec la GGI Myanmar - ce qui concorde avec les publications et commentaires entre son père et la GGI Myanmar que nous avons repéré sur le réseau social professionnel. Dans nos échanges par messages, la fille de l’importateur grec nous a également indiqué que son père se rendait en "repérage en Birmanie".
- Le cas de l’importateur italien
Grâce à notre fausse identité sur le réseau social professionnel, nous avons échangé avec un exportateur d'origine chinoise, dont le commerce semblait tourné vers l'Europe. Ce dernier affirme qu’il connaît un professionnel opérant toujours dans le commerce de teck birman en Italie, un certain "Mr Marco", dont il nous a donné le contact. Nous avons eu plusieurs échanges avec cet importateur italien. Pour nous confirmer qu'il continuait bien à recevoir des cargaisons de teck de Birmanie en Italie, il nous a proposé un appel en visio avec l'un de ses collègues sur le port de Livourne.
- Le cas de l’importateur espagnol
Grâce à l’algorithme de recommandation de notre réseau social professionnel, nous avons découvert l’entreprise Nauteka. En 2018, Greenpeace questionnait déjà la légalité du bois de cette entreprise espagnole. Sur son site, Nauteka indiquait toujours en juin 2023 qu’elle "importe et utilise du teck de Birmanie". Contacté par e-mail, le directeur général de l’entreprise nous a envoyé des photos de cargaison - selon lui à destination de l’Europe - et un devis pour un achat de teck birman avec une livraison au port de Valence. Il assure qu’il est encore possible de faire venir du bois birman en Europe via l’Espagne, un pays qui enregistrait encore l’arrivée de cargaisons en 2022 sur Eurostat.
Sur Eurostat des importations de teck birman toujours enregistrées
Plus étonnant encore, nous avons découvert au cours de notre enquête que certains pays européens continuent d’autoriser les importations de teck birman, en complète violation des sanctions européennes. C’est ce qu’on peut voir sur Eurostat, une direction de la Commission européenne chargée d’enregistrer et de publier les statistiques officielles et harmonisées de l'Union. On y trouve les données d’importation et d'exportations des pays européens. Chaque produit est associé à un code douanier, aussi appelé "HS code". Celui du teck est le 44072390.
En 2022, neuf pays européens ont déclaré des importations de teck birman : Malte, la Pologne, l’Espagne, l’Italie, la Hongrie, l’Allemagne, la Grèce, la Roumanie et la Lituanie. Nous les avons interrogés au sujet de ces importations.
L’ensemble des réponses reçues dans ce document :
(https://cryptpad.fr/pad/#/2/pad/view/Dw77lWVquxUBia4z9grP5YGTwREhRToxjVxeJTgQefQ/).
Pour comprendre la position de l’Europe, nous avons écrit à la Commission européenne. Voici la réponse envoyée par un porte-parole :
"La Myanmar Timber Entreprise détient les droits exclusifs sur la production, la vente et l’exportation du bois en Birmanie. Cette société figure sur la liste des sanctions de l'UE. Fournir des ressources économiques directement ou indirectement à Myanmar Timber Entreprise est illégal. Par conséquent, les entités de l'UE ne peuvent pas importer ce bois dans l'Union, car cela implique nécessairement de fournir des ressources économiques à Myanmar Timber Entreprise."
En d’autres termes, il est bel et bien interdit d’importer du teck birman en Europe car la MTE est nécessairement impliquée dans ce commerce. Au premier trimestre de l’année 2023, des importations de teck birman étaient toujours enregistrées dans Eurostat par deux pays, l’Italie et la Pologne.
Sources et bibliographie :
- Images de la déforestations en Birmanie
Les images d’exploitation de teck birman contenues dans notre émission ont été fournies par l’Agence d’investigation environnementale (EIA).
https://www.forest-trends.org/wp-content/uploads/2022/03/Forest-Trends_Myanmars-Timber-Trade-One-Year-Since-the-Coup.pdf