Pour cette enquête du magazine d’investigation Sources sur ARTE, nous avons dû franchir la Grande muraille numérique, et pénétrer dans l’Internet chinois. La Chine a dépensé au moins 6,6 milliards de dollars US (environ 5,5 milliards d’euros) en matière de cyber-censure en 2020, selon la fondation Jamestown. Nous avons donc veillé à nous protéger et à ne pas laisser de traces numériques de nos recherches. Pour naviguer de manière anonyme, nous avons utilisé un VPN : cet outil permet de cacher notre adresse IP auprès des sites consultés. D’autres conseils pour préserver sa sécurité en ligne sont disponibles dans le guide de protection numérique de l’association Nothing2Hide. Pour sauvegarder les documents intéressants que nous avons trouvés, nous avons utilisé les sites d’archivage comme archive.org et archive.is. Ainsi, même si la page venait à être supprimée, il restera une sauvegarde accessible à tous sur le web.
L’Internet chinois est très différent de celui auquel nous sommes habitués en Europe. Au cours des dix dernières années, la Chine a bloqué de nombreux sites et réseaux sociaux étrangers comme Google, Wikipedia, Facebook, Twitter et Instagram, jugés indésirables par le Parti communiste. Des sites chinois comme le moteur de recherche Baidu, la messagerie WeChat et le réseau social Weibo sont venus remplacer les GAFAM américains. Même TikTok, un réseau social chinois largement utilisé dans les pays occidentaux, dispose d’une version différente dédiée aux Chinois, appelée Douyin. C’est principalement sur ce réseau social que nous avons trouvé les vidéos des influenceurs de la colonisation.
Assez rapidement, nous avons remarqué que leurs vidéos comportaient souvent les mêmes hashtags : #politique d’immigration au Xinjiang (移民入疆政策), #conditions d’attribution des maisons et des terrains (新疆落户分房分地的条件) et #politique d’installation au Xinjiang (落户新疆政策). Chercher ces hashtags en langue chinoise sur Douyin et Ixigua (un équivalent de Youtube) nous a permis de trouver des dizaines d’autres vidéos. Leurs auteurs y mettent en avant les logements et les terres qu’ils ont obtenus à des prix réduits.
On retrouve les mêmes avantages dans des offres d’emplois pour aller travailler au Xinjiang : une offre du 13 février 2020, par exemple, propose “2 hectares de terres arables”, “des appartements (...) avec 4 ans de loyer gratuit”, “des subventions pouvant atteindre 1 000 yuan par adulte”, soit environ 120 euros par mois. Le document précise que l’offre est réservée aux habitants de “Chine intérieure”, c'est-à-dire des provinces du centre et de l’Est du pays, à l’exception du Tibet, de la Mongolie intérieure et du Xinjiang.
Cet emploi est proposé par le XPCC, la Société de production et de construction du Xinjiang. Il s’agit d’une organisation d’Etat paramilitaire fondée dans les années 50, qui administre aujourd’hui 11 villes au Xinjiang, avec ses propres entreprises, ses écoles, et ses terres agricoles, comme le détaille un rapport de l’université Sheffield Hallam.
Le XPCC gère également certaines des prisons où sont enfermés des milliers de Ouïghours, sous couvert de lutte contre l'extrémisme religieux. Le Australian Strategic Policy Institute (ASPI) a documenté à l’aide d’images satellites l’existence de plusieurs centaines de centres de détention dans le Xinjiang en 2018. Officiellement, il s’agirait de centres d’éducation et de formation pour les personnes radicalisées. En réalité, des Ouïghours y sont détenus de manière arbitraire, selon l’ONU. Depuis 2021, le XPCC est placé sous sanctions européennes pour violation des droits humains à l’encontre de la minorité ouïghoure.
Attirer des habitants de Chine intérieure dans le Xinjiang fait partie d’une politique orchestrée par l’Etat chinois pour modifier la structure ethnique de la région. Dans une note confidentielle qui a fuité en 2019, le Comité central du Parti communiste chinois déplore “un grave déséquilibre dans la structure ethnique de la population” dans le Xinjiang. Pour y remédier, il fixe un objectif : “augmenter la population de 300 000 personnes (...) et la proportion de la population chinoise Han”, l’ethnie majoritaire en Chine.
Pour Rian Thum, historien de l’Islam en Chine à l’université de Manchester, l’objectif pour le gouvernement est double : “premièrement, à court terme, de faire en sorte que les habitants autochtones soient minoritaires dans leur région, et deuxièmement, de mélanger ces cultures au sein de la culture dominante Han pour les effacer par assimilation.” Ce but est revendiqué par le XPCC : Dans son livre blanc publié en 2017, le XPPC se targue de “promouvoir la culture chinoise, d'absorber et d'intégrer en permanence la culture des groupes ethniques du Xinjiang et de promouvoir le développement d'une culture chinoise unifiée et diversifiée dans les zones frontalières.”
Non seulement le gouvernement encourage les chinois Han à venir s’installer au Xinjiang, mais il transfère également des Ouïghours vers d’autres régions. Des reportages montrent des convois de travailleurs du Xinjiang envoyés travailler dans des usines dans l’Est de la Chine, dans le cadre de programmes de réduction de pauvreté. Mais les Ouïghours ne peuvent pas refuser ces transferts : selon une directive de 2017 de la préfecture du Kashgar au Xinjiang, “refuser l’aide sociale ou une opportunité d’emploi de l’Etat” est passible d’emprisonnement.
Sous-couvert de plan de lutte contre la pauvreté, le gouvernement chinois cache son objectif primordial : assimiler les Ouïghours à la culture Han majoritaire en Chine. C’est ce que met en évidence une étude chinoise approfondie du programme de transfert d'emploi du Xinjiang : le rapport de Nankai. Rédigé par des universitaires chinois, il a été rendu public par inadvertance en 2019, puis retiré quelques mois plus tard. Il révèle que ces transferts servent à "réduire la densité de population ouïghoure" au Xinjiang pour “assurer la stabilité de la région”.
Le président Xi Jinping a réaffirmé l’importance de cette politique ethnique lors d’une visite exceptionnelle au Xinjiang le 26 août 2023 : il a déclaré qu’il est “nécessaire d’encourager les habitants du Xinjiang à se rendre dans le reste de la Chine pour y trouver un emploi, et d’encourager la population du reste de la Chine à créer des entreprises et à vivre dans le Xinjiang.”
Pour aller plus loin :
“Until Nothing is Left : China's Settler Corporation and its Human Rights Violations in the Uyghur Region”, Laura Murphy, Nyrola Elimä, and David Tobin, juillet 2022 https://www.shu.ac.uk/helena-kennedy-centre-international-justice/research-and-projects/all-projects/until-nothing-is-left
“Coercive Labor and forced displacement in Xinjiang”, Adrian Zenz, décembre 2021
https://jamestown.org/product/coercive-labor-and-forced-displacement-in-xinjiangs-cross-regional-labor-transfer-program/
Xinjiang Data Project, Australian Strategic Policy Institute (ASPI), septembre 2020
https://xjdp.aspi.org.au/